J’ai commencé à rédiger cette pièce en novembre-décembre 2002, pour la terminer seulement un an plus tard après bien des mésaventures. Elle a été créée le vendredi 6 février 2004, à l’occasion d’une soirée que j’avais organisée pour ma professeur Anne-Marie de Lavilléon, qui en est la dédicataire. Une autre des mes professeurs, Cécile Hugonnard-Roche, m’a fait le grand honneur de bien vouloir tenir la partie de premier piano par amitié pour Anne-Marie, pendant que je me chargeais (tant bien que mal) du second piano.
Voici l’enregistrement de cette représentation (durée : 8
minutes), précédé de la partition :
Licence CC-by-sa © 2004 Cécile Hugonnard-Roche & Valentin Villenave
Historique (long).
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L’histoire de cette pièce se confond pour une large part avec ma propre histoire d’élève pianiste. C’est à l’âge de 12 ans, en 1996, que j’ai fait la rencontre d’Anne-Marie de Lavilléon, qui allait devenir ma professeur de piano pendant plusieurs années. Un de ses anciens élèves (Alexandre Lévy, également compositeur), m’avait encouragé à rejoindre sa classe. Il m’avait aussi présenté le conservatoire de Saint-Maur, où elle enseignait, comme un pays de cocagne où — imaginez-vous — il y avait deux pianos à queue dans chaque salle de cours !
J’étais alors loin d’imaginer, bien sûr, ce qu’Anne-Marie allait me transmettre de sa culture, de sa connaissance du monde de la musique, et de son héritage pianistique — même si je ne lui ai pas toujours facilité la tâche, et qu’il devint clair un jour que la « carrière » de pianiste dit « professionnel »1 n’était pas faite pour moi ou vice-versa2.
Les « deux pianos », du reste, étaient bien là et ce fut pour moi un émerveillement et une découverte extraordinaire que de découvrir des pièces telles que les Danses Andalouses de Manuel Infante3, Lindaraja de Claude Debussy, la Sonate de Francis Poulenc, les Variations sur un thème de Haydn de Brahms, ou encore l’extraordinaire La Fantaisie de Bohuslav Martinů. (Plus, très probablement, le nombre habituel de tartouilleries lisztiennes incontournables.)
L’écriture pour deux pianos est l’une des choses les plus spectaculaires que je connaisse. En tant qu’instrument soliste, le piano offre de lui-même des possibilités « à peu près illimitées »4 ; deux pianos, ce n’est pas « un plus un »... c’est « l’infini au carré »5 !
Lorsqu’il fut question qu’Anne-Marie prenne sa retraite, je me devais de faire quelque chose. La présente pièce en est le résultat ; je commençai à la rédiger à l’automne 2002, en la recopiant consciencieusement sur notre ordinateur familial... Mais un stupide problème de fragmentation6 ne me conduisit à perdre tous mes fichiers ! Il me fallut plus d’un an pour ravaler mon amertume et réécrire la partition de mémoire... sur papier cette fois.
L’année 2004 approchait, et je résolus d’organiser une grande soirée au conservatoire, en réunissant une quarantaine d’anciens élèves d’Anne-Marie, qui pour la plupart avaient poursuivi une brillante carrière, tels Alain Altinoglu ou Yann Ollivo, et dont certains avaient deux fois mon âge ! Pour réussie qu’elle fut, cette soirée pleine de piano et de pianistes, d’arrangements inattendus et de créations7, portait aussi, très certainement, le sceau de ma propre mégalomanie. De plus, l’une des personnes impliquées dans cet évènement avait été très récemment été affectée par un deuil, mais avait tenu à assurer quand même nos répétitions. ; peut-être cette circonstance explique-t-elle pourquoi je n’ai pu garder de tout cela qu’un souvenir teinté de gêne et de honte.
Voici un extrait, légèrement remanié, de la note manuscrite que j’avais alors rédigée au dos du programme de la soirée8 :
« Lorsque je m’essaye à concevoir les trente et quelques années qu’Anne-Marie a passées ici à construire cette classe, je dois m’en avouer incapable. C’est une véritable enquête qu’il m’a fallu mener, dans une ambiance de roman policier ; le jour où nous nous sommes réunis entre anciens élèves de la classe, tous inconnus les uns des autres et parfois séparés par des décennies, nous parlions chacun d’une Anne-Marie différente : d’une époque à l’autre, d’une existence à l’autre, aucun de nous n’avait connu exactement la même professeur.
Au-delà de la musique, cette si surprenante diversité me semble à l’image de la vie elle-même, du moins telle que je la vois aujourd’hui à l’âge de dix-neuf ans : parfois généreuse ou bien cruelle, souvent ironique ; mais imprévisible toujours. J’aime à y voir une source d’espoir. »
Description (verbeuse).
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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !
Instrumentation
Comme je l’expliquais plus haut, la musique pour deux pianos est pour moi incomparablement spectaculaire (ou, comme je le disais plus haut très mégalomane). Quelques semaines avant la création de cette pièce, j’avais eu l’occasion de confronter ce point de vue avec le compositeur Olivier Kaspar, dont Anne-Marie venait précisément de créer une sonate pour deux pianos9 — je lui avais dit : « j’admire votre courage d’écrire d’une façon aussi retenue ; pour moi, le deux-pianos, il faut que ce soit du péplum10 ! »...
Contrairement à un duo d’instruments monodiques (deux violons, ou deux flûtes), où l’on aura en général un rapport hiérarchique assez clairement identifiable (par exemple : le premier dessus jouant la mélodie, et le second une ligne de contrepoint), la musique pour deux pianos permet d’imbriquer entièrement les deux instruments, et de superposer de nombreuses couches musicales différentes (un procédé analogue à ce que l’on appelle matte-painting au cinéma, j’y reviendrai brièvement plus bas11).
La spatialisation du son est aussi, bien évidemment, primordiale dans la dramaturgie de cette écriture : sans doute plus encore que la musique symphonique, la musique pour deux pianos doit s’écouter en direct. Certains effets de cette pièce reposent d’ailleurs sur un jeu de « ping-pong » très explicite et humoristique (par exemple mesure 178
).
Construction motivique
Comme l’indique son sous-titre, cette pièce est principalement construite sur le nom de sa dédicataire, que je vais ici tenter de transcrire dans le bon ordre : Anne-Marie de Lavilléon—Verdier. (Et comme nous allons le voir, un tel nom a de quoi fournir un matériau abondant !)
Première embûche : l’on sort des quelques lettres données par la notation anglo-saxonne traditionnelle (de C
à G
, voire H
en Allemagne). Il n’existe pas, à ma connaissance, de convention établie quant à la manière de poursuivre l’alphabet ; Maurice Ravel, par exemple, utilise dans son Menuet sur le nom de Haydn12 l’échelle suivante, dérivé de la notation allemande dans laquelle b
veut dire si
naturel et h
signifie si
bémol13 :
Maurice Dutilleux, dans ses Trois strophes sur le nom de Sacher pour violoncelle seul, reprend à son compte le fameux jeu de mot allemand (utilisé depuis Bach), qui consiste à lire la lettre S
comme Es
, c’est-à-dire mi
bémol :
On le voit, ces quelques échelles peuvent faire intervenir des notes altérées, mais de façon anecdotique ; un autre point à noter est qu’elles sont octaviantes : en d’autres termes, l’on peut utiliser les notes à l’octave que l’on veut.
Cela étant posé, voici l’échelle que j’ai décidé d’utiliser : bien que compatible avec l’échelle allemande, elle est intégralement chromatique (c’est-à-dire qu’après avoir atteint la lettre H
, je comble tous les demi-tons non encore entendus), et double-octaviante.
Partant, voici les différentes composantes du nom, suivant cette échelle (sans aucune rectification d’octave) :
Pas évident jusqu’ici, non ? Heureusement, il reste le plus important : le d e
de la particule, qui dicte de lui-même le motif directeur de toute la pièce !
Je ne décrirai pas ici en détail le travail sur les autres motifs ; d’une façon générale ils ne sont donnés in extenso qu’une fois chacun (et en général, noyés dans un flux de notes), mais il dictent la plupart des accords et échelles employés dans chaque section.
Construction dramatique
Comme la plupart des pièces que j’ai pu écrire à ce jour (sans avoir jamais pu déterminer si c’était par goût ou par besoin de « faire mes preuves »), cette pièce est écrite comme un morceau de bravoure ininterrompu : même les quelques passages calmes ont un côté ostentatoire et démonstratif.
Stylistiquement, on distinguera plusieurs influences très clairement identifiables : glouglous ravélisants mesure 18
, valse décadente à la Prokofiev mesure 65
, musique pseudo-répétitive pseudo-américaine mesure 148
(qui prend une tournure plus « ligetiste » quelques mesures plus loin)... Cet effet de catalogue est assumé et fait plus ou moins partie du projet de la pièce (une célébration du « Grand » piano, du répertoire et des écritures musicales qui lui sont propres). Je ne suis pas à même de juger si ce procédé rend la pièce incohérente — mais à tout le moins, cela n’est certes pas d’une grande subtilité : c’est un peu ce que j’appelle composer à la truelle...
J’ai tout de même tenté de veiller à garder une esthétique aussi cohérente que possible dans l’ensemble, en réutilisant constamment les mêmes harmonies et les mêmes motifs. Les deux dernières pages, enfin, mélangent, d’une façon convenue mais sans doute efficace, des éléments précédemment entendus séparément, le tout sur une bonne grosse harmonie de quintes répétée en pédale14.
En relisant cette partition, je suis frappé de voir à quel point on pourrait la décrire comme une suite de crescendos (c’est-à-dire, de montées en puissance, que ce soit dans le volume sonore, le tempo ou l’intensité dramatique). Évidemment, un crescendo est toujours plus poignant qu’un diminuendo progressif, lequel demande toujours plus de travail, de difficultés et de courage ; de plus, l’écriture à deux pianos permet très bien d’enchaîner (même, de « tuiler ») les crescendos successifs, procédé dont j’ai ici usé abondamment.
En un mot, cette pièce privilégie clairement l’efficacité sur la sophistication du discours musical. C’est un choix avec lequel je ne suis toujours pas sûr d’être d’accord aujourd’hui, mais dans lequel j’espère avoir été cohérent — même si le résultat en est un divertissement à réserver, je le crains, aux pianistes...
Le mot de la fin est une vacherie dûe à mon collègue Yann Ollivo, qui, juste après une répétition qu’il avait eu la curiosité de rester écouter, lança, avec l’inimitable amabilité qui est sienne :
— « C’est très impressionnant cette pièce... »
(J’ébauchais déjà un remerciement poli quoique confus...)
— « Oui, très impressionnant : d’un côté ça fait beaucoup de bruit,... »
(Ce que, aujourd’hui encore, je prends comme un compliment.)
— « Mais en fait, ça sonne pas. »
Yann : merci.
Bonne lecture !
Valentin.