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Première Sonate pour piano

vendredi 20 avril 2012, par Valentin.

Cette sonate pour piano est un de mes travaux les plus ambitieux à ce jour ; sa réalisation m’a demandé plus de trois ans de travail.

Ceci est une sonate pour piano en trois mouvements, rédigée (non sans un certain acharnement) entre 2009 et 2012. Écrit sous de nombreuses contraintes formelles, ce texte virtuose et complexe, d’une durée de vingt à vingt-cinq minutes, met à contribution la presque totalité des ressources de l’instrument — et de l’interprète.

Cette pièce n’a jamais été créée dans son intégralité. Le premier mouvement, toutefois, a été présenté en public par Jean-François Ballèvre le 16 novembre 2012 dans le cadre d’une conférence-concert au conservatoire de Saint-Maur des Fossés. L’enregistrement proposé ci-dessous fut réalisé à cette occasion.

Première Sonate pour piano
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2009-2012
Première Sonate pour piano — Premier mouvement
Jean-François Ballèvre, piano, 16 novembre 2012. (Licence Art Libre.)

Voici également, comme cela m’a été demandé, le manuscrit des deux premiers mouvements, issu de mon cahier.

Historique

[Cliquez pour déplier.]

L’année était deux mille neuf, et le temps, encore froid. Sitôt libéré du joug qu’avait été mon premier opéra pendant près de quatre ans, je résolus de passer enfin aux choses sérieuses : une sonate pour piano.

Un an auparavant, un professeur de collège, amateur d’art, m’avait écrit dans l’intention de me commander une « œuvre musicale qui porterait son nom et dont il serait le propriétaire1. » Il devrait s’agir de variations pour piano2 ; « pour la durée totale, m’avait-il dit, quarante à cinquante minutes ce n’est pas mal » (hin hin, très drôle). Lorsque je l’eus invité, d’une part à patienter un an le temps pour moi de terminer mon opéra, d’autre part à prendre en compte la quantité de travail qu’un tel projet représenterait, et le montant de quelques milliers d’euros que je ne manquerais pas d’exiger de lui dans ces conditions, je cessai mystérieusement de recevoir de ses nouvelles — et son nom n’apparaîtra donc point ici.

Or donc, même si d’autres préoccupations me taraudaient journellement, cette histoire de variations s’était installée dans mon esprit et ne manquait point d’y grignoter son terrier. Au point qu’un an plus tard, et nonobstant ma déconvenue (qui n’allait être ni la première ni la dernière, mais n’anticipons point), je résolus d’écrire plus que des variations : une sonate. Une belle, une Grande Sonate de Concert (comme l’on disait autrefois, du temps où les majuscules signifiaient encore quelque chose).

Ce qui suscite, au passage, un commentaire nécessaire au lecteur qui n’aura point eu le bonheur de fréquenter le Grand Répertoire pianistique (les majuscules, vous dis-je).

Une brève histoire (critique) de la sonate pour piano
Le terme sonate apparaît en Italie au XVIIe siècle, où il désigne une pièce instrumentale (au contraire de la cantate, vocale) destinée à faire sonner l’instrument (au contraire de la toccata, pur exercice de virtuosité).

À l’époque baroque (voire préclassique), l’on pensera évidemment aux six cents-et-quelques sonates pour le clavecin de Domenico Scarlatti, dont un exemple se trouve ici-même. La sonate est alors en un seul mouvement. (Il existe également des sonates baroques pour dessus et basse continue, qui sont plutôt une évolution de la forme suite.)

Puis à celles de Joseph Haydn, un régal pour le pianoforte et qui traversent la période classique toute entière, suivies de près par celles de Muzio Clementi et Wolfgang Mozart3. La sonate est alors dotée de sa forme définitive (à ce jour) en trois mouvements :

  • un mouvement rapide mais quelque peu solennel,
  • un mouvement lent et expressif,
  • un mouvement vif qui sert à réveiller les spectateurs que le mouvement précédent aurait endormis. (Et, si l’effet est réussi, à leur donner envie d’applaudir.)

Puis au premier romantisme allemand et notamment Ludwig v. Beethoven, dont les trente-deux sonates pour piano sont tenues pour un monument de la littérature pianistique4 ; auxquelles j’avoue préférer, pour ma part, celles de Franz Schubert dont quelques-unes restent, déplorable manie, inachevées5.

Par la suite de l’époque romantique, chacun ira de sa sonate, qu’il s’agisse de6 Frédéric Chopin, Franz Liszt, Johannes Brahms (également auteur d’une sonate pour deux pianos et surtout de magnifiques sonates pour violon et piano, ou alto et piano, violoncelle et piano7 ou à peu près quoi que ce soit et piano), et les trois excellentes sonates de Robert Schumann. L’on retrouve ici tous les grands noms du piano romantique8, et pourtant beaucoup de ces pièces me paraissent remarquablement peu remarquables : c’est que le genre, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, s’essouffle.

... En Occident du moins : en Russie par contre9, la forme sonate reste vivace à travers le romantisme puis le post-romantisme : de Piotr Tchaikovski aux œuvres troublantes d’Alexander Scriabin puis aux indécrottables tardifs tels Nikolai Medtner et son ami Serguei Rachmaninov. Au (véritable) XXe siècle, Dmitri Chostakovitch en commet, je crois, deux — qu’il faut défendre malgré d’indéniables défauts — ; on lui préfèrera sans crainte son compatriote Dmitry Kabalevski, dont les trois sonates, peu jouées, pâtissent de l’instinct grégaire de la gent pianistique.

Mais c’est Serge Prokofiev qui mérite que l’on s’y arrête : tout comme ses concertos pour piano, ses neuf sonates sont autant d’ouvrages indispensables à tout pianiste digne de ce nom. Si je devais en dire autant d’une autre sonate pour piano du XXe siècle, ce serait celle de Béla Bartok ; il n’en a écrit qu’une, mais elle est de taille. De ce dernier, l’on peut aussi évoquer la Sonate pour deux pianos et percussions.

Le « deux-pianos », c’est la forme que choisiront plusieurs compositeurs du XXe siècle pour faire des sonates : Stravinsky, Poulenc10. Il existe des sonates pour un et deux pianos de Hindemith — j’avoue m’en être fort bien passé jusqu’à présent11.

Il existera, en France, une (timide) tradition de sonates pour piano qui remonte au post-romantisme (je pense par exemple à la trop méconnue Cécile Chaminade. L’on pourra mentionner ainsi, à l’époque contemporaine la sonate de jeunesse d’Henri Dutilleux ou les turpitudes absurdement mal orthographiées de Pierre Boulez. D’autres auteurs de sonates sont moins connus, je pense par exemple à Louis-Noël Belaubre (dont la littérature ne me passionne, il faut le dire, que très lointainement), ou Olivier Kaspar dont j’ai déjà évoqué ici la Sonate pour deux pianos, et dont je reparle ci-dessous.

À l’étranger, signalons enfin les trois sonates de Alberto Ginastera, de fort bonne facture ; on pourra également lire, à titre de curiosité, l’unique sonate de Piazzolla-avant-qu’il-ne-soit Piazzolla. Je découvre par ailleurs à l’instant qu’il existe non pas un, mais (au moins) deux compositeurs macédoniens qui se sont intéressés à la sonate pour piano : Tomislav Zografski (1934-2000) et Risto Avramovski (1943-2007).

Se dessine ainsi, à travers la simple évocation des sonates, un panorama assez complet de l’écriture pour piano, ou plus exactement du Grand Piano, mythe que j’ai déjà poursuivi notamment dans mon ouverture pour deux pianos et mon concertino.

C’est dire tout ce que transporte le mot sonate : au-delà du poids historique et esthétique, il y a là surtout la promesse d’une pièce ambitieuse, grandiose et exaltante... ou bien, la perspective d’une amère déception. Quiconque ouvre une partition intitulée sonate, et n’y trouve rien de ce qu’il jugerait digne d’y figurer, ne peut que nourrir une pensée haineuse ou méprisante envers le compositeur fanfaronnant qui s’est cru autorisé à employer ce terme sans lui témoigner l’immense respect que lui doit, par principe, toute personne dotée d’un minimum de culture musicale et instrumentale12.

Description

[Cliquez pour déplier.]

Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Eu égard à la longueur de ce qui suit, vous pouvez accéder directement aux sections suivantes :

Esthétique
Avez-vous remarqué cet usage étrange et confondant qui consiste à donner aux partitions des intitulés autres que ceux choisis par leurs auteurs ? Chopin et Beethoven semblent les premières victimes de cette mode13, avec force « Valse du petit chien », « Prélude de la goutte d’eau », « Sonate au clair de lune », « Concerto de l’Empereur »14... Ou encore le Concerto jeune homme de Mozart.

Je me disais à ce propos que s’il fallait (vraiment) donner un nom à la présente sonate, ce serait sans doute « Sonate d’un vieux con ». Le vieux con, c’est moi, bien sûr — étant entendu qu’avoir vingt-cinq ans n’a jamais empêché quiconque d’être, à l’intérieur, un vieux réactionnaire aigri et pusillanime. Comment oser prétendre, en effet, au XXIe siècle et après plus de cent ans de révolution artistique ininterrompue, écrire une sonate pour piano avec des blanches et des noires, une main gauche sagement rangée à côté de la main droite, et même pas de seizièmes de tons ni de dispositif électro-acoustique en temps réel ? La réponse, il ne saurait y en avoir plus d’une, est évidente : il faut être un vieux con.

Non que j’aie accepté le cœur léger cette condition dont je semble irrémédiablement affligé jusqu’à la fin de mes vieux jours — même si elle perdra de son paradoxe, maigre consolation, lorsque je serai effectivement, biologiquement vieux. Mais le fait est là : avant d’écrire de la musique, je suis avant tout lecteur et pianiste — et ce que j’écris n’est rien d’autres que ce que j’aimerais lire ou jouer.

Donc, voilà. C’est une sonate pour piano, dans un style probablement passéiste, réactionnaire, simpliste, désuet : tout cela, je le sais. Et même si j’en conçois une coupable délectation (car un vieux con repentant ne serait point totalement un vieux con), je n’ai strictement aucune excuse à présenter à qui que ce soit : j’espère tout au plus qu’il se trouvera quelque part, un jour, un pianiste pour apprécier cette partition.

Car les pianistes n’ont pas de goût, c’est bien connu.

Structures
L’écriture de cette sonate est strictement gouvernée par un certain nombre de contraintes formelles — comme la quasi-totalité de ce que j’écris, mais peut-être poussé ici à un degré que je n’avais pas atteint auparavant. Il ne s’agit pas seulement pour moi d’une question de rigueur architecturale15, mais d’une véritable motivation fondamentale de l’écriture et, oserais-je ajouter, d’une certaine hygiène esthétique. C’est également à l’époque où je rédigeais ma sonate que j’ai fondé l’Ouvroir d’écriture Musicale Potentielle, pour mener et approfondir cette réflexion artistique.

Mais revenons à la structure d’ensemble. Nous avons vu plus haut quelle était, depuis plus de deux siècles, la forme canonique de la sonate. J’utilise ici, à dessein, une structure en trois mouvements, mais dont les étapes sont sens-dessus-dessous :

  • le premier mouvement est le plus lent et long des trois. Il se présente sous forme de variations.
  • le deuxième mouvement est rapide, incisif et très bref.
  • le troisième est rapide et — comment dire ? — très, très sonore.

L’ensemble est présumé se jouer en 21 minutes, dont 14 minutes pour le premier mouvement (c’est-à-dire sept variations de deux minutes chacune), 2 minutes pour le deuxième (à tel point qu’il pourrait passer pour une variation supplémentaire du précédent), et 5 minutes pour le dernier (c’est probablement moins, à dire vrai). Cette omniprésence des multiples de sept et de trois se trouve également dans la structure interne des mouvements (et l’on remarquera peut-être que l’exemplaire édité que je propose ci-dessus tient en... vingt-et-une pages).

Premier mouvement
Le premier mouvement est donc constitué de sept variations16. Débuter une sonate par des variations n’est pas, entendons-nous bien, une chose rare : cela arrive (par exemple dans la sonate en La Majeur Kv 331 de Mozart), et cela permet notamment de poser le début de façon progressive — tout comme le faisaient les graves des suites baroques, ancêtres de la forme sonate. Ce qui est peu courant ici, précisément, est la gravité de ce mouvement : loin de servir de prétexte à une écriture (en « diminutions ») de plus en plus animée et légère, il ne donne lieu qu’à des variations lentes et fort sérieuses.

Tel était, d’ailleurs, le propos de ce mouvement : me forcer à faire face à tout ce que je fuis d’ordinaire. Les mouvements lents, l’écriture sérieuse et austère, les nuances pianissimo... Comme une espèce de chemin de repentance et de rédemption, démarche mystico-maso somme toute très catholique (un comble pour l’anti-religieux chevronné que je suis) !

Je dois évoquer à ce titre l’influence d’une ancienne professeur, Cécile Hugonnard-Roche avec qui j’avais créé une pièce pour deux pianos écrite dix ans auparavant, et qui m’avait amené à prendre conscience du courage considérable que demande de jouer en public un répertoire, simple, austère, dépourvu de tout clin d’œil ou pirouette, de tout ce clinquant trop facile et faussement désinvolte qui ne sert, au fond, qu’à masquer pudeur et lâcheté17.

Ce mouvement ayant été d’abord pensé sous forme de variations, j’en ai profité pour régler son compte à un projet de longue date, dont l’idée m’était venu en tombant sur ce site à la fin du XXe siècle : écrire une Folia18 cachée. Par « cachée », j’entends que tout les éléments (le thème, son ground harmonique, son rythme) sont ici absents, mais qu’un auditeur attentif pourra peut-être en reconnaître certains accents.

Comme dans toutes mes partitions, les notes ne sont pas choisies au hasard : l’accord <mi fa si> du début, notamment, correspond à des initiales.

Quelques contraintes utilisées :
Chaque variation se termine sur deux accords qui doivent utiliser toutes les notes de la gamme de do majeur (mais sont formulés comme d’authentiques accords harmoniques, et non des clusters19.

Chaque variation doit comporter l’ensemble des douze notes du tempérament.

Chaque variation obéit à un principe de restriction de tessiture :

  • la première (que l’on pourrait appeler le thème) est écrite sur une octave
  • la deuxième, sur trois octaves
  • la troisième, sur quatre octaves (deux octaves pour chaque main, l’octave centrale étant exclue)
  • la quatrième, sur quatre octaves medium/aigües plus une octave dans l’extrême-grave
  • la cinquième, dans toute la tessiture de l’instrument excepté l’octave grave précitée
  • la sixième, sur toute l’étendue de l’instrument — j’y reviens
  • la septième est un retour de l’écriture du début, à laquelle se superpose un mouvement contraire partant des extrêmes et revenant au centre.

La sixième variation applique en fait la contrainte inverse, que j’ai dénommée saturation de tessiture et qui exige d’utiliser la totalité des quatre-vingt-huit touches du piano, ou encore, dans chaque mesure, la totalité des cinquante-six touches blanches, etc. Une bonne partie de cette même variation est rédigée en sérialisme strict, avec également des contraintes de tessiture supplémentaires.

L’ensemble des variations est écrit suivant seulement deux intervalles (et leurs renversements) : la quarte juste (renversée en quinte juste), et la septième majeure (renversée en seconde mineure). Ce qui donne lieu à des accords tels que

..., lesquels servent à leur tour à générer des séries dodécaphoniques (j’y reviens plus bas), ainsi que des phrases de choral telles qu’on en trouve dans la variation IV, pompées sans vergogne dans un style « français » quelque peu désuet (on pense ici très fortement à Poulenc, mais nous verrons plus bas que Dutilleux et Messiaen ne sont pas loin).

Chaque variation comporte le même nombre de temps, en valeur absolue : les mesures à sept temps de la troisième variation sont réparties en trois plus quatre ou quatre plus trois ; les mesures à trois temps de la pseudo-valse de la cinquième variation sont en fait des triolets de noires dans des mesures à deux temps.

Les sections et phrases sont de plus organisées en carrures selon une logique combinatoire, ce qui me permet d’établir le tableau suivant :

Temps par mesure Mesures par carrure Nombre de carrures
Variation I
5
7
3
Variation II
7
5
3
Variation III
7
3
5*
Variation IV
3
7
5
Variation V
3
5
7
Variation VI
5
3
7
Variation VII
5
7
3

* Le nombre de carrures de la troisième variation devrait être cinq, au lieu de quoi j’ai coupé une des cinq carrures pour des raisons d’équilibre. (Notons que le nombre cinq est néanmoins très présent dans la construction, puisque les temps sont eux-même découpés en quintolets.)

Enfin, chaque variation est écrite sous l’effet d’un double découpage : au découpage « officiel » ci-dessus (qui est au demeurant lui-même parfois masqué, nous l’avons vu) s’ajoute au moins un, voire plusieurs, découpage superposés à la façon d’Escher. En se concentrant sur un seul type d’évènements l’on entendra distinctement des carrures de (par exemple) cinq mesures, mais en se concentrant sur des évènements d’une autre nature l’on aura l’impression que le morceau est construit en carrures de sept mesures, et ainsi de suite.

Naturellement, toute la difficulté est de trouver à travers les contraintes une expressivité et un sens lyrique. Je ne saurais prétendre avoir atteint ce but ; j’ai en tout cas passé plus de deux ans et demi à le poursuivre — sur ce seul mouvement.

Deuxième mouvement

Le deuxième mouvement de cette sonate ne m’a demandé que quatre jours de travail, et c’est pourtant celui dont je me sens le plus satisfait. D’une durée de deux minutes seulement, il est un scherzo au sens plein du terme (scherzare veut dire plaisanter), comme l’on peut en trouver dès les sonates de Haydn. La référence qui s’impose ici à moi, cependant, est celle des scherzos de Prokofiev (2e sonate, 6e sonate, concerto n°2), avec une écriture motorique et rebondissante, souvent très systématique.

Le parti-pris est donc celui d’une écriture simple et amusante — ce qui me permet, avec une joie sans mélange, de rompre avec l’atmosphère recueillie et élégiaque du premier mouvement. Sans me départir, toutefois, de ma démarche de rigueur formelle, au contraire ici bien plus perceptible du fait de la brièveté du mouvement : 24 mesures, de 24 double croches monodiques chacune20 (à gauche et à droite, les deux lignes pouvant se rejoindre ou se croiser).

Le nombre 24, multiple du nombre parfait 6 (l’on pourrait ainsi écrire 24=(1+2+3)×4), est fort utile en ce qu’il autorise de nombreuses décompositions élégantes :

24 = 5 + 5 + 4 + 4 + 3 + 3
24 = 3 + 4 + 3 + 4 + 3 + 4 + 3

et ainsi de suite. Certaines de ces structures sont ici indiquées par les ligatures, mais là encore il est possible de trouver plusieurs autres découpages suivant le type d’évènements auquel l’on s’attache.

Les vingt-quatre mesures du morceau offrent elles aussi des niveaux de lecture multiples : l’on peut considérer qu’il y a trois sections de huit mesures, ou bien quatre sections de six mesures, et ainsi de suite.

Enfin, 24 est aussi multiple de 12, ce qui me permet ici d’employer une écriture dodécaphonique que j’ai fini par dénommer, faute de mieux, sérialisme détendu.

D’un point de vue harmonique et mélodique, les deux mains sont écrites de manière à produire tour à tour des intervalles de septième majeure ou de neuvième mineure, les deux intervalles entourant l’octave et de ce fait réputés extrêmement dissonants. Je les emploie ici dans l’aigu avec une sonorité brillante et métallique, mais la rapidité du mouvement invite l’oreille — je crois — à se concentrer davantage sur les progressions mélodiques que sur je ne sais quelles « dissonances ».

La zone centrale du mouvement se polarise soudain sur une note unique, produisant un fort contraste avec le total-chromatisme précédent. C’est un procédé assez classique mais toujours amusant, dont use et abuse, par exemple, Pascal Dusapin — pas toujours, hélas, avec humour. Pour ma part, je m’en sers ici au service d’un exercice de virtuosité qui, je dois l’avouer, me fait hurler de rire — mais peut-être ai-je un esprit bizarrement orienté — : les deux mains s’éloignent peu à peu de la note centrale, jusqu’à se voir demander des sauts extrêmement larges... toujours dans le même tempo de double-croches !

L’essentiel du discours étant ici mélodique et harmonique, l’exécutant est laissé dans une certaine liberté. J’aurais été tenté de n’ajouter aucune liaison ni indication, comme le fait par exemple György Ligeti dans sa huitième étude Fém — mais je sais d’expérience que l’on pardonne beaucoup moins volontiers à un jeune inconnu de laisser planer un doute sur ses partitions, qu’à un Ligeti21.

Troisième mouvement

Le troisième et dernier mouvement pourrait être sous-titré « sonnerie », au sens de volée de cloches ; il l’aurait été de fait, si le terme n’avait également comporté de regrettables polysémies militaires (le code source de la partition, quant à lui, arbore l’intitulé « carillon »). De quelque façon qu’on le désigne, le projet de ce mouvement se dévoile clairement au lecteur (et n’apparaîtra que trop concrètement à l’auditeur, je présume) : il s’agit de faire du bruit.

Alors certes, tout cela a de quoi paraître un peu primaire et je ne saurais exclure que de nombreux pianistes soient capables d’une sensibilité et d’une subtilité qui me sont inaccessibles ; à l’attention de ceux-là, j’ai veillé à me limiter dans les nuances indiquées sur la partition. Ainsi l’on ne dira point : « tapez de toutes vos forces », ni « fortissississimo » ou même un simple « fortissimo » — l’on dira « molto forte » (astuce casuistique qui m’a été enseignée par Olivier Kaspar, mon ci-devant professeur d’orchestration). Il n’empêche : si je me retrouvais devant cette partition sans l’avoir écrite, pianiste que je suis, je me mettrais très certainement en devoir de faire sonner le piano à pleine volée. (Et c’est, précisément, l’effet escompté.)

Dans sa première version, ce mouvement était entièrement joué en alternant les deux mains22 ; des raisons de commodité pianistique m’ont conduit à l’aménager en de nombreux endroits. De même, je comptais à l’origine l’écrire en utilisant uniquement des accords parfaits à l’état fondamental (disposition type <do mi sol>) ; il est rapidement apparu plus intéressant de se concentrer sur des accords de quinte diminuée ou augmentée.

Le pied de nez demeure, cependant : en affirmant (ad nauseam) un accord parfait de mi majeur, soutenu par une tonique surpuissante à la basse, je prends position de façon indélébile dans le champ de la musique dite « contemporaine », où il est entendu une fois pour toute que le terme tonal est un gros mot, et que quiconque oserait ne serait-ce que le penser, coupablement, se condamne à la médiocrité éternelle, à la damnation de la facilité et de l’easy-listening. Et le pire, c’est que je partage entièrement ce point de vue : mon accord de mi majeur est pour moi une façon de revendiquer, je l’expliquais plus haut, mon statut de vieux con.

La construction rythmique est fort évidente, avec des triolets rapides (le chiffre de mesure fut 6/8 pendant plusieurs mois, avant que je n’en vienne à préférer les triolets). Il pourrait s’agir d’une gigue... ou plus exactement, d’une tarentelle23.

Le mouvement s’édifie suivant une logique de fractale : n petites sections forment n grandes phrases qui à leur tour forment n grandes parties, et ainsi de suite. La valeur de n est ici 3 (à travers toute la sonate d’ailleurs), mais le nombre 7 est également très présent. Ainsi, les parties en triolets sont constituées de trois fois 21 mesures, qui là encore se prêtent à des découpages multiples (21 = 3×7, 21 = 7×3, etc.) Il s’agit en général de carrures non-standard, ou de carrures classiques auxquelles il manque toujours une mesure (4n -1, 3n- 1 etc.), ce qui provoque un effet de déséquilibre et incite à une fuite de l’avant.

Comme dans les mouvements précédents, l’intervalle de septième majeure joue un rôle important et me sert à obtenir des couleurs métalliques. C’est après avoir écrit, un peu au pif, les mesures 14-17, que je me suis rendu compte que ce motif de trois notes montantes (un ton puis un demi-ton) était le renversement d’un autre motif, que j’avais prévu d’employer dans la section du milieu :

On retrouve ici les accords du premier mouvement (voir en particulier la variation IV), qui me permettent d’établir une sorte de choral. Ce choix n’est pas innocent : il fait directement référence à une certaine musique française24. La Sonate de Dutilleux se termine par un « choral et variations », d’ailleurs assez tonitruant ; par ailleurs ces accords avec sixte ajoutée sont un trait de l’écriture de Messiaen. Notons enfin que le sérialisme n’est pas loin cette fois encore, car ces accords forment en fait une série (qui nourrira notamment les « jolies guirlandes » de la main droite) :

Enfin, beaucoup de passages de ce dernier mouvement (c’était également le cas dans les autres) sont construits selon une logique d’augmentation, pour reprendre un terme cher à l’Oulipo : un, puis deux, puis trois, et ainsi de suite. C’est le cas par exemple des traits en double-croches dans la section du milieu, ou encore de la ré-exposition finale, qui me permet ainsi de proposer un nouveau découpage élégant, scandé par le fameux accord de mi :

21 = 1+2+3+4+5+6

L’on notera, enfin, que ce mouvement comme les précédents met un point d’honneur à utiliser absolument toute l’étendue du clavier, en une volonté de « feu d’artifice » (au sens Debussyste du terme) ; les notes extrêmes sont d’ailleurs données à certains endroits stratégiques, par exemple au milieu exact du mouvement.

Bref. Plein de notes, plein de pédale, plein de son et de mains qui gigotent.

Sur quoi je vous laisse, je dois bosser mon thérémine.

Bonne lecture !
Valentin.


[1« Propriétaire, » vraiment ? Mais comment donc.

[2À quoi l’on discernera probablement, et dans ce cas précis l’on aura raison, un effet de l’hystérie collective provoquée sur une certaine génération par un certain enregistrement d’un certain olibrius canadien.

[3Il faut ajouter à ce dernier un nombre invraisemblable de sonates pour piano à quatre mains, souvent fort peu intéressantes — ainsi qu’une sonate pour deux pianos, très réussie.

[4Opinion que je ne partage qu’à contrecœur, un peu comme lorsque l’on me force à reconnaître que Victor Hugo est un grand écrivain. À quoi je réponds en général : certes, mais alors, « grand » dans tous les sens — en hauteur, en longueur, en largeur, en lourdeur.

[5Je n’évoque pas ici Weber, que je trouve en général assez peu intéressant. (Oups, trop tard.)

[6Pour la même raison, je passerai ici sous silence Mendelssohn.

[7Impressionnant est le nombre de compositeurs qui ont eu la navrante idée de s’intéresser davantage aux sonates pour violoncelle qu’au piano : c’est le cas de Kodaly, Britten, Katchaturian, Ligeti... mais l’on trouve même des sonates pour violoncelle chez Chopin, Rachmaninov ou Chostakovitch.

[8Les grands... et les autres : Ignaz Brüll, ainsi, est l’heureux papa d’une sonate et plusieurs suites, et d’une sonate pour deux pianos tout à fait correcte. Il faudrait aussi que l’on joue davantage l’excellente Sonate en sol mineur de Clara Wieck-Schumann.

[9Mais pas seulement : dans d’autres pays moins attendus, l’on peut ainsi ajouter les sonates pour piano de Charles Ives ou Edvard Grieg, ou encore l’objet-musical-non-identifié de Leoš Janáček. Je tairai par pudeur les pâtés de Charles-Valentin Alkan, que personne de sensé ne saurait confondre avec de la musique.

[10De ce dernier, nous tairons pudiquement la Sonate pour quatre mains.

[11Un auteur moins connu est le compositeur suédois Wilhelm Stenhammar, auteur de plusieurs sonates et deux concertos.

[12Oui, cette phrase est trop longue : j’en tiens pour responsable l’influence déplorable qu’ont eu sur moi Hugo ou Beethoven.

[13Mode qui remonte également à une époque où l’on traduisait sans vergogne les noms propres eux-même, avec la complicité ou non des intéressés : « Franc Liszt », « Henri Heine », « Claude Monteverde », et j’en passe.

[14Un comble pour l’auteur qui n’était pas particulièrement fan du régime napoléonien.

[15L’écriture de Brahms est ici ma référence.

[16Je serais même tenté de les décrire comme des « variations sans thème », si cet intitulé n’avait été galvaudé jusqu’à la corde.

[17Je me souviens notamment de lui avoir entendu jouer les pièces de jeunesse opus 9 de Bartok, peu difficiles techniquement mais qui exigent une force de conviction dont bien peu seraient capables.

[18La Folia est un motif vieux de plus de cinq cent ans et sur lequel des milliers de compositeurs ont rédigé des variations, je dis cela à l’usage du lecteur qui aurait la flemme de suivre le lien.

[19En y repensant avec quelques mois de recul, ces deux accords ne me semblent pas sans parenté avec les deux accords (en cadence plagale en mi mineur) qui concluent chaque variation dans le second mouvement du troisième Concerto pour piano de Prokofiev. Non seulement c’est un repère bienvenu d’un point de vue formel, mais à chaque variation le retour de ces deux accords est perçu différemment selon ce qui les a précédé ; il est possible d’y lire, selon les jours, un commentaire ironique (« tout ça pour ça ») ou une métaphore philosophique (sur ce qui unit, par exemple, les êtres malgré leurs parcours et leurs histoires différentes) — la vérité étant évidemment que rien de tout cela n’est dû à l’auteur lui-même, il ne s’agit que d’un effet Kulechov musical.

[20Le chiffre de mesure aurait donc ici dû être, en toute bonne logique, 24/16 ; pour une raison étrange et inexplicable, je me suis dit que 6/4 serait tout de même plus simple.

[21... Ou à un Debussy qui, en avant-propos de ses propres Études, s’offre le luxe de se payer la tête des interprètes : « l’absence de doigté est un excellent exercice, supprime l’esprit de contradiction qui nous pousse à préférer ne pas mettre le doigté de l’auteur, et vérifie ces paroles éternelles : `On n’est jamais mieux servi que par soi-même’ » !

[22Procédé que j’avais déjà utilisé, en m’amusant beaucoup, à la fin de mon concertino ; comme ici, il s’agit d’ailleurs de triolets rapides, polarisés sur mi.

[23Ce rythme m’enthousiasme énormément depuis que j’ai eu l’occasion d’accompagner, à la fin du XXe siècle, l’excellent Nocturne et Tarentelle pour violon de Szymanowski. J’ai d’ailleurs écrit une longue tarentelle dans des Variations virtuoses pour flûte à bec et piano, non publiées.

[24Le premier qui ajoute « ... de vieux con », a un gage.

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