Je me souviens d’avoir consacré beaucoup de temps et de soin à écrire cette pièce, pourtant brève et simple. C’était au printemps 2003 et j’avais tout juste dix-neuf ans — d’où le titre original : Ballade pour un mois de mai.
Cette pièce n’a jamais été créée.
Historique.
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Il n’est jamais décent de dire que l’on est attaché à quelque chose que l’on a soi-même écrit ; dans ce cas précis toutefois, j’espère que les circonstances pourront en partie me disculper.
Un beau jour d’avril 2003, l’idée me vint d’écrire une pièce pour l’anniversaire de ma petite amie. Sachant qu’elle avait pratiqué la flûte traversière à un niveau correct dans le passé, l’instrumentation était toute trouvée ; ce serait donc une petite pièce pour flûte et piano, et il me restait un peu plus d’un mois pour l’écrire. Rien d’inabordable donc. Sauf que...
Autant le dire, c’était une fausse bonne idée à tous égards. Un exercice purement mondain, dénué de toute authenticité, dont la vanité me frappa dès que je tentai d’écrire la moindre mesure. Alors, je fis ce que je fais toujours : gardant mon cahier avec moi partout où j’allais, je le transportai pendant plusieurs semaines partout où j’allais, dans l’espoir qu’une idée finirait par venir d’elle-même.
À cette époque, j’accompagnais (bénévolement) une petite compagnie d’opéra qui répétait le Don Giovanni de Mozart1. Je passais la totalité de mes journées à la halle Roublot de Fontenay-sous-Bois, m’escrimant derrière un piano droit en donnant les départs à grands renforts de signes du menton, en chantant les parties des chanteurs absents, etc.
C’est à force d’y réfléchir, chaque jour dans le RER alors que je me rendais à Fontenay, que le projet de cette petite pièce m’apparut plus clairement : depuis des semaines, j’avais arpenté la banlieue parisienne, je m’étais — précisément — baladé dans les rues et les transports en commun... Et si cette pièce n’était rien d’autre que cela : une trace laissée par des tribulations, des rencontres, un peu comme le journal d’un mois de mai ?
Il ne me restait qu’à trouver le motif-personnage de ma pièce. J’avais une idée assez vague, fondée sur le motif 1-2-3
sur lequel je reviens ci-dessous... Mais cela n’allait pas très loin. C’est un soir après les répétitions, alors que j’attendais le bus, que la véritable idée de départ de la pièce se dessina — au sens propre du terme :

Un truc qui monte vaguement, puis après, euh, bah ça pourrait descendre... Pas grand chose, autant dire. Mais sans trop savoir pourquoi, j’avais l’impression d’avoir trouvé ce que les compositeurs (je crois) appellent un geste : à la fois un motif, une ligne mélodique, une intention et un caractère. Bref, le point de départ de l’écriture, dont le parcours apparaît comme une conséquence logique et cohérente — mais peut-être n’est-ce là qu’une façon de se rassurer a posteriori ?
Description.
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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !
Construction
Malgré sa forme générale très libre, cette pièce est l’une des premières que j’aie écrites en attachant beaucoup d’importance à la métrique et aux carrures. Les comptes principalement utilisés sont 3
et 7
2. La pièce est découpée en sections (couplets) de caractères assez différents, même si la couleur générale reste la même à travers l’ensemble (nous verrons plus bas pourquoi)3.
Le rapport entre le piano et la flûte est tout à fait traditionnel : quelques jeux de questions/réponses, beaucoup d’accompagnement, et puis quelques passages ou le piano prend un peu la parole, quoique très sagement et toujours en imitation ou contrepoint vis-à-vis de la flûte. J’avais à cette époque eu l’occasion d’accompagner quelques sonates de Brahms, avec une grande admiration pour cette écriture si évidente, si logique et lyrique en même temps. Cette pièce en porte la trace : par exemple, la partie de piano au repère B
décrit un geste typiquement brahmsien. Du reste, l’intitulé même de Ballade fait signe vers l’époque romantique : Chopin bien sûr, mais également Brahms lui-même avec ses quatre Ballades op.10.
Écriture harmonique
Cette pièce est probablement la première où j’aie utilisé l’échelle d’intervalles suivante" (qui n’a d’ailleurs rien d’extraordinaire, je m’empresse de le dire) :

Comme vous l’aurez remarqué, chaque intervalle est simplement plus grand que le précédent d’un demi-ton. Entre autres propriétés intéressantes, cette échelle donne deux accords parfaits (ici sol
mineur et do
dièse mineur), séparés d’un triton ; ce qui m’a donné une « excuse » pour utiliser par endroits des harmonies franchement tonales. Lorsque l’on parcourt l’échelle dans l’autre sens, l’on obtient de nouveau des accords parfaits (mais cette fois, majeurs)4 :

Quoiqu’il en soit, le lecteur qui n’aurait rien de mieux à faire (le pauvre) pourra sans mal s’amuser à retrouver tout au long du morceau cette construction mélodique ou harmonique, souvent tronquée (par exemple pour former des des modes octaviants5, comme dans la première page).
Écriture mélodique
Puisqu’il est question de « tronquer », je pourrais ici m’arrêter un instant sur le dod re mi sol
qui forme la proposition initiale de la flûte. Ce motif, que l’on pourrait surnommer « 1-2-3
» en ne comptant que les demi-tons, est bien évidemment le début de l’échelle que j’évoquais ci-dessus. Simple à retenir, facile à caser un peu partout, c’est un motif passe-partout dont je reconnais avoir usé et abusé dans beaucoup de pièces ultérieures.
Les motifs sur deux ou trois notes m’ont toujours beaucoup attiré, notamment les motifs sur un demi-ton6. Dans le cas de cette pièce, il se trouve que les initiales de la personne dédicataire de la pièce (e. f., c’est-à-dire mi
—fa
) me fournissaient précisément un motif sur un demi-ton, qui intervient d’ailleurs beaucoup au milieu de la pièce7. Je trouvais amusant — mais sans plus — de me dire que toutes les échelles employées dans la pièce découleraient, d’une certaine façon, de ce demi-ton initial.
Comme à mon habitude, le langage de cette pièce navigue entre plusieurs degrés de polarisation. Certaines sections sont fortement tonales, et d’autres (notamment la première section) font intervenir des séries dodécaphoniques. Rien de très audacieux, au demeurant.
Écriture rythmique
Puisque nous en sommes aux sujets de honte, je devrais ici raconter l’anecdote suivante. À l’époque où j’ai rédigé cette pièce, j’étais (encore) en bons termes avec le compositeur Éric Tanguy, à qui j’ai joué cette pièce un jour où je lui rendais visite8 ; il a écouté le début avec beaucoup de sympathie et en ne cessant de me féliciter... jusqu’à la section commençant au repère D
, qui l’a beaucoup fait rire, et pour cause : c’était un pur copié-collé, me dit-il, de la Sonatine pour flûte et piano d’Henri Dutilleux !
Très décontenancé et perplexe, je réalisai alors que j’avais effectivement déchiffré cette pièce (une seule fois !) un an auparavant, même si je n’en gardais aucun souvenir. Voici (de mémoire) le fragment de la pièce en question, suivi du mien :


La parenté de caractère est indéniable ; le phrasé, la métrique et même (quoique de façon plus ténue, et la comparaison n’est d’ailleurs pas en ma faveur !) l’écriture harmonique se retrouvent en écho. Pourtant, même ayant constaté cela et malgré les exhortations d’E. Tanguy, je n’ai jamais voulu réécrire ce passage ; par orgueil, par entêtement ? Par superstition ? Ou simplement par lassitude ?
Au-delà de ce passage, l’écriture rythmique se distingue ici par sa simplicité. J’évoquais plus haut Brahms et ses constructions limpides et évidentes : tel est le langage rythmique que j’ai essayé de trouver ici, comme dans tout ce que j’ai écrit depuis lors9.
Et pourtant, comme je le disais plus haut je reste attaché à cette pièce, même si cela implique certainement une bonne dose d’aveuglement et de mauvaise foi — à commencer par celle qui consisterait, tout juste quelques années après, à excuser ses faiblesses en la qualifiant d’« œuvre de jeunesse »...
Bonne lecture !
Valentin.
Messages
7 janvier 2011, 12:02, par Guillaume
Bonjour Valentin, Je prends toutes les semaines, le temps de parcourir ton site.
Tu as bien de la chance de travailler dans la musique. J’ai raté le coche.... Félicitations pour cette ballade « flute-piano ».
Ma femme est une très bonne flutiste, et je lui ai dit qu’en 2011, on jouerait enfin notre propre musique. Donc, je me lance dans la compo pour flûte. ( moi à la guitare basse )
Comme toi, le même problème, comment commencer ? et quelle forme pour ce morceau....
En plus, je veux trouver un motif simple. Que j’ai enfin trouvé !
Merci pour ces partitions. j’aurais aimé avoir un aperçu sonore ... ou les sources .ly
Bonne année en musique libre.
Guillaume
7 janvier 2011, 18:39, par Valentin Villenave
Bonjour Guillaume, merci pour la visite !
Travailler « dans » la musique n’est pour moi ni une chance, ni un « coche » qu’il faut savoir saisir lorsqu’il en est temps. On pourrait en reparler pendant des heures, mais j’ai essayé d’expliquer ici qu’il n’y a pas de différence intrinsèque entre quelqu’un qui « travaille dans », quelqu’un qui travaille « autour » et quelqu’un qui pratique « en amateur » : tous les trois se débrouillent en fait pour tenter de gagner leur pitance comme ils le peuvent, avec des stratégies et des opportunités certes différentes mais qui n’ont de corrélation que (très) lointaine avec leur maîtrise de la chose musicale. (Et puisque j’en suis à l’auto-référence, j’ai aussi essayé d’expliquer ici combien la difficulté est double pour le musicien Libriste, un des arguments anti-Libres de choix reposant précisément sur cette distinction bidon entre « professionnel » et « amateur ».)
L’aperçu sonore, c’est non — pour l’instant. Je ne suis ni compétent ni équipé pour cela, faire un rendu synthétique d’une partition est la tâche la plus frustrante et épouvantablement horrifiante que je connaisse, et je n’ai pas les moyens d’engager des musiciens pour jouer cette pièce ni (encore moins) pour les enregistrer.
Par contre, le code source est accessible ici, et je suis ravi qu’il se trouve quelqu’un pour le demander
Bon courage pour le duo !